Témoignage de Mireille Vincent, soeur
d'Hermann Draer

Lettre à Nicole Richeman, Comité Français pour Yad Vashem

Concerne dossiers :
n° 27170 (Gaston Nogier)
n° 27171 (Marcel Roux)

Paris, le 4 mars 2008
Nicole Richeman
Comité Français pour Yad Vashem
Département des Justes
20 Quai des Célestins
75004 Paris
Chère Madame,

Mon neveu Marc Draer m’a fait part de votre demande de témoignage supplémentaire pour sa demande de nomination en qualité de « Justes parmi les nations » des personnes citées plus haut.

Mon frère âgé de 89 ans résidant en Australie (Marcel Drajer) et moi-même sommes les derniers survivants de notre famille ayant vécu ces années difficiles. Marcel est atteint d’Alzheimer et son état de santé, ajouté à son éloignement, ne lui permet plus de témoigner.

J’étais déjà en contact avec le Comité Français de Yad Vashem pour l’inscription sur le Mur des Noms des membres de notre famille déportés et jamais revenus des camps (voir le mémorial édité par mon neveu en 2002 et dont vous avez une copie) et de celui qui deviendra mon mari en 1950, Dorin Glucklich, connu ensuite sous son nom de résistant, Pierre Vincent, un des rares évadés des convois partis de Drancy (convoi n°46 du 9 février 1943).

Lorsque mon neveu m’a fait part de ses projets pour le village de Saint-Mélany, j’ai repris contact avec vous et vous avez eu l’extrême obligeance de me faire parvenir le dossier du Département des Justes, que je lui ai fait suivre.

J’ai pris connaissance de son travail, de ses recherches sur plusieurs mois, de la mise en valeur des écrits de son père (mon frère), Hermann Joseph Draer, de ses nombreux voyages en Ardèche et dans la Drôme pour reprendre contact avec des survivants de cette époque ou leurs descendants, obtenir du Maire de Saint-Mélany l’aval de la municipalité pour ses démarches et son projet de plaque épitaphe au cimetière du village, etc.

En avril dernier lorsque je séjournais chez lui en Languedoc, nous avons fait le déplacement au village de Saint-Mélany.

Inutile de vous dire quelle fut mon émotion de retourner sur mes pas, près de 65 ans après les événements qui nous avaient menés, ma famille et moi, dans ce village de Saint-Mélany, retrouver la salle de classe comme je l’avais connue (j’avais 11 ans en 1943), la maison aujourd’hui restaurée et habitée, que le village avait mis à notre disposition pendant notre séjour de plus de deux ans, et bien entendu, me recueillir au cimetière sur la stèle qui contient les cendres de mon frère

...

Dès ma petite enfance, à Paris, j’ai presque toujours été en nourrice et en pension avec quelques passages à la maison, d’où je garde surtout le souvenir de mon père qui travaillait beaucoup, de ma mère souvent malade, quelques fêtes de famille avec les Kraut (ma famille maternelle), mon cousin Wolfgang que j’adorais, et la famille Jakubowicz (voir la liste du mémorial déjà cité plus haut, édité par mon neveu).

A la déclaration de guerre j’étais à la maison, école Pont-aux-Biches (quartier des Arts-et-Métiers).

Départ de Paris pour Toulouse, à pied, en train à bestiaux, parfois en camions militaires lorsqu’ils nous acceptaient à bord (eux aussi, fuyaient). Couchés dans les églises, parfois mais rarement chez l’habitant, souvent dans les granges ou les cimetières (c’était plus calme). Il y avait aussi les chasseurs italiens ; je me souviens de mon père couché sur moi pour me protéger de la mitraille.

Nous remontons sur Paris, ma mère, ma sœur Françoise et moi - les femmes pouvaient encore passer la ligne de démarcation - pour expédier quelques affaires en zone libre. Françoise, courageuse, fait plusieurs fois la navette jusqu’au jour où cela devient plus difficile. Ma mère et moi coincées à Paris avec le tampon « Juif » sur la carte d’identité, apposé par le commissariat de la rue de Bretagne. Maman et moi avons essayé de passer la ligne de démarcation « tel quel ». Contrôle allemand dans le train. Les autres femmes passent encore, mais le tampon « Juif » sur la carte de Maman… On nous fait descendre toutes les deux, isolées dans un bureau et on attend… Quelques heures plus tard, on nous remet dans un train… pour Paris ! A quelques jours près, nous partions pour Drancy ou Pithiviers ; par chance, les ordres n’étaient pas encore arrivés ; une chance comme cela, çà ne se trouve pas deux fois…

Mon père renvoie encore une fois Françoise avec un passeur qui doit nous faire passer la ligne de démarcation, de nuit par la campagne, opération réussie puisque je suis là pour témoigner, mais nombre de films évoquent ces passages clandestins et combien la tâche était risquée et difficile.

Le reste, mon frère Hermann le raconte mieux que moi dans ses écrits laissés dans les années 70 et dont vous avez un exemplaire largement illustré par les nombreux documents photographiques et fac-similés que mon neveu a réussi à compiler, relatant par le menu détail, le film de ces années d’errance pour nos parents, mes frères, ma sœur et moi-même, de Toulouse à Portes-lès-Valence, enfin en Ardèche où nous avons tous trouvé refuge et protection jusqu’à la Libération.

La seule chose qu’il ne peut pas savoir et que je pense personne n’a jamais su, c’est combien j’ai souffert chez les Sœurs à l’orphelinat Sainte-Jeanne-d’Arc de Pamiers (Ariège) où mes parents m’avaient cachée. Mais cela n’est rien au regard de ce que les nôtres qui ont été pris ont eu à subir ; c’est pourquoi je n’en ai jamais parlé.

Le régime général des Sœurs en orphelinat s’apparentait déjà par lui-même, plus de la « Légion Etrangère » que du collège de jeunes filles, du moins en ce temps là. En plus, mes petites camarades s’étant aperçues que je n’étais pas « vraiment » une orpheline, puisque mon père où quelqu’un d’autre venait me voir de temps en temps, ont entrepris de me le faire payer, en me sacrant leur tête de turc ; c’est incroyable ce que des gamines déjà malheureuses peuvent en faire baver ! un jour, j’ai été littéralement lapidée, le mot n’est pas trop fort, à coup de salades pourries que nous devions trier, un vrai tombereau et qui devait faire notre repas. Je me suis trouvée enfouie sous un tas d’ordures et de pourriture. Heureusement, ce n‘étaient pas des pierres mais le geste y était et le souvenir aussi. Mais je n’en veux à personne, surtout pas aux Sœurs. Elles m’ont appris à me taire et à encaisser ; c’est précieux et cela m’aura été utile toute ma vie.

Dieu défendant de mentir, les Sœurs m’ont déclarée lors d’une enquête de police. Mais elles ont heureusement aussi prévenu à temps la personne qui m’avait cachée là et m’ont ainsi sauvée.

Alors Saint-Mélany, ce fut le « rêve » !

Le rayon de soleil de mon enfance après des années de peur. La gentillesse, la chaleur de ses habitants, mes parents enfin près de moi ; j’ai appris à filer la laine auprès des anciennes du village, j’ai même tricoté des chaussettes, des gants, ce qu’elles m’ont aussi appris à faire. Le Maître d’école, toujours en blouse grise et sa femme se partageaient les classes, grands et petits, et veillaient sur nous comme des parents. Tout cela reste un vrai moment de bonheur pour moi, même la corvée d’eau à la fontaine du village est un souvenir heureux ; la rusticité de notre vie m’a donné le goût du naturel, de la simplicité et de l’effort physique, l’amour des plantes et des animaux qui nous étaient si proches ; j’espère n’avoir pas trop changé.

J’ai appris à ne jamais jeter, serait-ce une croûte de pain parce que j’ai parfois, quand même, dans ces années de guerre, eu faim, et plus tard aussi, pour d’autres raisons.

A Saint-Mélany, mon père faisait des vêtements pour les habitants du village, dans des couvertures. Un autre villageois fabriquait des sandales dans de vieux pneus ; on les attendait avec impatience ces vieux pneus, ils étaient rares et il en fallait pour tout le monde ! Un montagnard avait une ou deux vaches, ce qui est rare dans le pays ; on les disait tuberculeuses, il avait donc toujours du lait ; c’était de l’autre côté de la montagne ; il fallait descendre et remonter deux heures aller, deux heures retour ; c’était ma sortie du jeudi ; on m’avait montré le chemin une fois et j’étais fière et contente de rapporter le jeudi le litre de lait, qui ne nous a jamais fait de mal ; au contraire, l’exercice était fortifiant.

Voilà quelques histoires courtes de notre vie à Saint-Mélany et de l’errance qui a précédé.

Enfin, je me souviens avec précision de la sollicitude des habitants de ce petit village qui se sont mis à notre disposition, nous apportant l’aide matérielle et alimentaire nécessaire pour nous permettre de survivre alors que nous étions arrivés à Saint-Mélany avec deux malles d’effets personnels et une machine à coudre… Une enfant de 12 ans possède déjà suffisamment de mémoire pour que ces choses restent à jamais ancrées dans sa mémoire.

Pour le reste, je ne peux que confirmer les écrits de mon frère et aucun autre témoignage ne saurait être plus complet ni précis.

Vous comprendrez certainement que je ne peux que soutenir la démarche entreprise par mon neveu pour la nomination comme Justes parmi les Nations, à défaut du village, des deux personnes citées plus haut et sans qui, ni ma famille, ni moi, ne serions sans doute aujourd’hui, en mesure d’apporter ces témoignages.

Demeurant en région parisienne, je reste à votre disposition pour vous rencontrer à tout moment de votre convenance, et répondre à toute question complémentaire que vous jugeriez utile. Avec mes remerciements pour l’attention que vous porterez à ce courrier, recevez, chère Madame, l’expression de mes sentiments les meilleurs.

Mireille Vincent

CC/- Marc Draer

Hermann Draer, Français de Drôme et d'Ardèche